40e anniversaire de la Révolution du 4 août : voici la toute première interview du Président Sankara
« Pour son premier long entretien depuis l’avènement de la révolution, le président du Conseil national de la révolution, le capitaine Thomas Sankara accorde le privilège à l’expression de l’unité africaine a travers son précieux instrument, la PANA (NDLR : agence panafricaine de presse).
Q : Capitaine Thomas Sankara qu’est-ce qui vous a donc poussé à revenir au pouvoir pour la seconde fois ?
R : Tous mes actes ont un seul point de départ : la foi inébranlable que j’ai dans l’avenir de mon pays. Je suis profondément convaincu que le peuple voltaïque peut faire son bonheur lui-même et être l’artisan de son propre développement. C’est une question de détermination et surtout de participation de chaque Voltaïque à l’entreprise commune.
Pour ma part. je considère que si ma modeste contribution a cette lutte quotidienne du peuple voltaïque pour son bonheur doit se situer au niveau de la participation au pouvoir, il n’y a aucune raison pour que je me soustraie à cette tâche. Ceci est la raison fondamentale qui explique mon retour au gouvernement et à la tête de l’État.
D’autre part, j’avoue également que mon premier passage à la direction du gouvernement de mon pays, y est pour quelque chose. Ces lourdes responsabilités m’ont permis de prendre davantage la mesure exacte des possibilités immenses de notre peuple, de ses aspirations profondes et surtout de sa disponibilité pour la révolution.
Q : Monsieur le président, beaucoup d’observateurs estiment que la Haute-Volta va connaitre dans les prochains mois une période difficile. Partagez-vous ces inquiétudes ?
R : Notre pays fait partie d’un continent et d’un ensemble de pays qui, à un degré ou à un autre traversent une période de crise. Nous sommes tous touchés et la Haute-Volta peut-être un peu plus que les autres. Si votre question veut dire que la Révolution va accentuer la crise et aggraver la situation. Je réponds tout de suite non. La Révolution va engager notre pays sur la voie du progrès.
Q : Disposez-vous donc d’une recette magique Monsieur le président ?
R : Cette recette magique, c’est le peuple voltaïque. Jetons, voulez-vous, un regard sur les six premiers mois du pouvoir défunt du CSP auquel j’ai participé. Nul ne peut contester que ces six mois ont constitué une ère d’espoir pour le peuple voltaïque. Nos masses populaires s’étaient largement engagées dans le processus de changement annoncé par le CSP. Mais cet élan a été brisé le 17 mai et ce processus saboté par les ennemis intérieurs et extérieurs de notre peuple. La révolution va remettre ce processus en marche. C’est pourquoi nous sommes fermement convaincus que notre peuple va résolument par la révolution, s’engager dans la voie du progrès. Les Voltaïques ont pris conscience de ce qu’ils peuvent faire par eux-mêmes. Ils sont donc sur la voie du progrès. Notre peuple a assez de moyens et de ressources pour faire son bonheur.
Q : Monsieur le président, pouvez-vous nous exposer le programme de votre gouvernement ?
R : Ce programme sera rendu public dans quelques jours ainsi que la composition du gouvernement. Aussi je me bornerai à vous dire que la première tâche du gouvernement de la révolution voltaïque sera de libérer les mentalités.
C’est la priorité des priorités de notre programme politique. Libérer les mentalités, c’est démontrer concrètement aux Voltaïques qu’ils peuvent transformer par eux-mêmes leur situation économique et sociale. C’est pourquoi nous allons proposer aux Voltaïques un programme qui vise à la satisfaction de leurs aspirations et de leurs préoccupations quotidiennes.
Q : L’héritage que vous avez n’est pas des plus alléchants ?
R : Nous en sommes parfaitement conscients. Après 25 ans d’indépendance notre peuple demeure analphabète à 95%, nos enfants manquent d’écoles et les quelques rares privilégiés qui bénéficient d’une instruction la reçoivent dans une langue étrangère et qui plus est demeure notre langue de communication. Notre patrimoine est en voie de disparition. Nos malades manquent d’hôpitaux et de médicaments. Nos familles ne mangent pas à leur faim et dans nos villages l’eau demeure encore une denrée extrêmement rare et sur laquelle nous n’avons aucune maitrise ; très souvent nos mamans et nos filles doivent chaque jour marcher bien des dizaines de kilomètres pour ramener un peu d’eau saumâtre et impropre à la consommation.
Nos masses paysannes sont livrées à elles-mêmes et les seuls rapports qu’elles ont avec l’État est la collecte des impôts. La Haute-Volta est même obligée de vendre son sang: la fine fleur de notre jeunesse est obligée d’émigrer pour vendre sa force de travail à l’étranger.
Aucun projet d’avenir n’est proposé à notre jeunesse. L’héritage est bien lourd, c’est pourquoi la tâche de la révolution est immense mais combien exaltante, car nous allons forger ensemble à partir d’aujourd’hui la Haute-Volta de demain.
Q : Monsieur le président, croyez-vous réellement que votre pays puisse envisager de survivre aux pressions des pays voisins?
R : De quelles pressions voulez-vous parler ? Pourquoi donc voulez-vous placer d’emblée nos rapports avec nos voisins dans le cadre de la confrontation ? Pourquoi voulez-vous donc que les pays voisins de la Haute Volta veuillent exercer des pressions sur nous et veuillent nuire à notre révolution ?
La Haute-Volta est entourée du Mali, du Bénin, de la Côte-d’Ivoire, du Togo, du Ghana et du Niger pays avec lesquels nous avons non seulement des liens historiques, des rapports d’intérêt économiques mutuels mais également des liens de sang. Nos rapports avec nos frères des pays voisins sont excellents et nous allons les renforcer davantage.
Q : Vous avez pourtant un problème frontalier avec le Mali ?
R : Ce n’est pas la révolution du 4 août qui a provoqué ce problème. Ce vieux contentieux nous l’avons trouvé sur notre table au moment du CSP. Une solution pacifique à ce problème sera trouvée et dans les meilleurs délais. J’ai beaucoup de respect pour le président Moussa Traoré, je sais que c’est un homme de principe et un homme profondément attaché au respect de la charte de l’OUA. Ce qui a été fait par le Mali et 1’Algérie pour clarifier la situation de leurs frontières doit nous inspirer. Et cela d’autant plus que le président Abdou Diouf a bien voulu accepter de nous aider a trouver une solution à ce problème dans les meilleurs délais.
Q : Monsieur le président. Si vous affirmez ne pas avoir de problèmes avec vos voisins, pourquoi avez-vous fermé les frontières ?
R : Nous avons décidé d’interrompre pendant quelques jours le trafic entre la Haute-Volta et ses cinq voisins. C’est une décision qui perturbe les activités normales et la vie des affaires mais il s’agit d’un impératif imposé par les exigences extérieures et que nous allons lever très vite ; la fermeture de nos frontières pendant quelques jours est une décision dictée par le bon sens et la sagesse. Nous savons que l’avènement de la révolution voltaïque ne fait pas plaisir à tout le monde et surtout à l’impérialisme. Celui-ci va donc tenter d’utiliser cette période de rupture entre l’ordre ancien et l’ordre nouveau pour monter des provocations à partir de notre territoire et essayer de faire peur à nos voisins. Nous avons préféré prendre les devants pour préserver la paix et les intérêts fondamentaux de notre région.
Q : Monsieur le président. Ne croyez-vous pas que votre révolution puisse susciter des inquiétudes légitimes dans les pays voisins de la Haute-Volta?
R : Notre révolution, comme toute révolution suscite toujours çà et là des interrogations et des appréhensions. Mais tout le monde doit comprendre que cette révolution est une œuvre nationale faite par des Voltaïques et pour des Voltaïques et en fonction de leurs intérêts. Nous savons que l’impérialisme tente actuellement comme il l’a fait au moment du CSP de nous opposer et de nous mettre en difficulté avec certains de nos frères. Il n’est pas exclu que l’impérialisme réussisse a induire certains de nos frères en erreur et les entrainent dans une entreprise d’étouffement de la révolution du peuple voltaïque comme il l’a fait du temps du CSP.
Q : Et si ces pressions devenaient effectives, Monsieur le président ?
R : Nous avons confiance dans notre peuple, il saura résister à toutes les pressions. Notre peuple sait que cette révolution est la sienne, c’est pourquoi il pourra résister à toute forme de pressions. Seul un peuple qui ne se sent pas concerné et qui n’est pas associé au pouvoir peut céder ; ce n’est pas le cas du peuple voltaïque.
L’amour que nous avons pour notre peuple est le même que celui que nous prodiguons aux autres peuples et plus particulièrement à ceux des pays voisins, c’est pourquoi nous sommes confiants et nous sommes convaincu qu’aucun de nos voisins ne nous attaquera. Mais si jamais un jour la révolution voltaïque était agressée, c’est qu’une main étrangère aura armé la main du peuple frère qui nous aurait poignardé dans le dos. Cela ne sera pas pour cet État seulement un crime contre le peuple voltaïque mais un crime contre son propre peuple.
Q : Monsieur le président, vous ne semblez pas douter un seul instant de la détermination de votre peuple à poursuivre la révolution. Mais êtes-vous en mesure de maitriser rapidement les instruments du pouvoir ? L’appareil administratif mais surtout les instruments de la production ?
R : Absolument. Il n’y a pas d’école, il n’y a pas de stage de formation pour prendre en main l’appareil d’État. C’est la détermination révolutionnaire qui nous donne cette force et cette confiance.
D’ores et déjà la révolution a pris en main l’appareil d’État. Elle va maintenant réorganiser cet appareil en fonction des intérêts du peuple voltaïque et uniquement de ceux-ci.
Q : Monsieur le président, on affirme que le président Kadhafi est l’inspirateur de votre révolution.
R : A propos de cette question, je me suis suffisamment expliqué. Je n’insisterai donc plus là-dessus. Je vous réponds que l’inspirateur de la révolution voltaïque, c’est le peuple voltaïque et uniquement lui seul.
C’est le peuple voltaïque qui, par sa misère, les manifestations diverses de ses aspirations, nous a indiqué cette voie depuis fort longtemps. C’est le peuple qui nous a imposé cette voie depuis le 7 novembre par son soutien.
Q : Capitaine Sankara quel rôle exact jouez-vous au sein du CNR en votre qualité de président ?
R : Je participe en tant que révolutionnaire avec les camarades révolutionnaires au CNR qui constitue l’instance suprême de la révolution voltaïque. Je m’occupe de la direction politique et de l’orientation.
Le CNR est une émanation du Mouvement révolutionnaire voltaïque, composé des camarades révolutionnaires extrêmement sérieux et extrêmement déterminés et très liés à leur peuple. La révolution n’est pas l’œuvre de Thomas Sankara, c’est l’œuvre de tous les révolutionnaires voltaïques. Thomas Sankara est un élément parmi d’autres éléments.
Q : Une dernière question Monsieur le président. Croyez-vous que le 4 août le peuple voltaïque a pris un ticket gagnant ?
R : Bien sûr, le ticket de la révolution est le ticket de la victoire. Je pense que la révolution voltaïque est sur la bonne voie, la chance de notre révolution et de la Haute-Volta c’est que cette révolution survient à une période particulière de notre histoire. Notre pays a connu une multitude d’expériences politiques.
On nous a fait croire que nous étions l’exemple de la démocratie en Afrique occidentale. On nous a fait croire que notre développement était fonction d’une certaine modération, d’une certaine réserve… en fait d’un alignement qui suppose l’acceptation fataliste de la domination.
Les régimes se sont succédé, ils ont pris toutes sortes de dénominations avec des programmes et des projections réformistes mais en réalité rien n’a changé. Le bilan est léger après deux décennies d’indépendance: aucun progrès réel n’a été observé en Haute-Volta, bien au contraire les choses ne font que empirer.
Par rapport à l’ordre ancien. Nous proposons quelque chose de tout à fait nouveau. Nous proposons la révolution. Cette révolution a un préalable: le peuple voltaïque doit enfin ouvrir les yeux et s’attaquer une fois pour toute et franchement à tous ses problèmes. Il ne s’agit pas de maintenir la société dans l’état dans lequel nous l’avons trouvée, mais de faire en sorte que les larges masses populaires ne perçoivent plus le bien-être comme une faveur mais un droit qu’elles auront conquis. »
Propos recueillis par Mukhtar Kablai Mustapha
Source : Carrefour africain du N° 790 – 791 du 12 août 1983
La retranscription de ce document, récupérée sous forme de photo grâce au groupe facebook Archives Burkina, a été réalisée par Guillaume Guillaume Launay.
- La titraille est de la rédaction
Source : Thomassankara.net