« Se réclamer de Sankara en faisant la promotion des pouvoirs dictatoriaux…c’est assassiner Sankara une seconde fois »   

David Gakunzi "Je comprends la colère des jeunes. Elle est légitime. Mais si elle est aveugle, si elle continue d’être manipulée par des entrepreneurs politiques sans scrupule, cette colère-là conduira cette jeunesse à étrangler son propre avenir" (Ph DR)

« Ces faussaires du panafricanisme sont les descendants des Duvalier et Mobutu qui, eux aussi, tenaient ce discours confus, quasi mythique et haineux. Sankara, lui, n’avait pas pour cible une couleur. Il ne combattait ni l’Occident ni les Blancs. Il combattait la domination. Toutes les formes de domination… » Journaliste, écrivain, enseignant, ancien fonctionnaire international, intellectuel engagé, David Gakunzi dirige actuellement le Paris Global Forum, une institution indépendante favorisant les échanges culturels et économiques entre l’Afrique et le reste du monde.  Originaire du Burundi, Panafricaniste convaincu, auteur de plusieurs livres dont « ‘’Oser inventer l’avenir’’, la parole de Sankara » publié en 1991, David Gakunzi s’est prêté aux questions de Bendré à la faveur du 36e anniversaire de l’assassinat de Thomas Sankara. Les coups d’Etat en Afrique, les luttes de libération, la démocratie, les droits de l’Homme, les libertés, le combats des panafricains sont entre autres thématiques qui ont été abordées au cours de cette interview. Un véritable plaidoyer et régal intellectuel qui invite tous les démocrates, les progressistes et les panafricanistes, soucieux de la libération du continent à se ressaisir et à se réapproprier le combat de Sankara, mais aussi de tous les autres panafricanistes qui ont payé de leur vie pour que triomphent ces idéaux. « Ceux qui affirment que les droits humains sont des valeurs étrangères à l’Afrique insultent nos sociétés et oublient que c’est justement pour les droits humains que ce sont battus les Kenyetta, les Mandela, les  Nyerere et les Sankara. Ceux qui affirment qu’il faudrait rejeter les droits de l’homme au nom de l’authenticité africaine parlent comme les tenants du régime d’apartheid. Les Malan et Botha en Afrique du Sud affirmaient, eux aussi, que les droits de l’homme ce n’était pas pour les Noirs… », assène David Gakunzi.

 

Bendre : Ce dimanche est célébré le 36e anniversaire de l’assassinat de Thomas Sankara. Que doit retenir la jeunesse africaine de cet homme d’État Africain ? 

 

David Gakunzi : Sankara était un personnage porteur d’une force éthique et politique singulière. Il a donné une voix à tous les sans-voix. Une voix engagée dans l’histoire au service non pas d’un clan, d’une idéologie, d’une nation ou même d’un seul continent, mais au service de toute l’humanité. Une voix à la fois rebelle (comme dira son ami Sennen Andriamirado) et humaniste. Une voix, lieu d’une utopie universelle : celle de l’égalité, de la liberté et de la justice. Une voix utilisant un langage ordinaire accessible à tous, mais habité par une pensée profonde, critique et structurée. Une voix posant une interrogation d’une actualité brulante : comment vivre libre et digne ? Comment être libre non pas contre, mais avec les autres ? Sankara c’était aussi un certain rapport au pouvoir.  Une certaine volonté de démystifier le pouvoir.

 

Depuis l’avènement des militaires au pouvoir au Mali, au Burkina Faso et au Niger notamment, l’on assiste à la montée en puissance de personnes se réclamant ‘’panafricains’’. En quoi le panafricanisme de Nkrumah, de Lumumba, de Thomas Sankara est si différent de l’approche de ces ‘’neopanafricains’’ ? 

 

Vous les appelez les ‘’néopanafricains’’, moi je les appelle les ‘’panegristes’’. Ces faussaires du panafricanisme sont les descendants des Duvalier et Mobutu qui, eux aussi, tenaient ce discours confus, quasi mystique et haineux. Sankara, lui, n’avait pas pour cible une couleur. Il ne combattait ni l’Occident ni les Blancs. Il combattait la domination. Toutes les formes de domination. Sankara n’idéalisait pas le passé au détriment du présent, pour reprendre la terminologie de Fanon. Il ne s’agit évidemment pas d’oublier le passé. Il ne s’agit pas de faire l’impasse sur ce que nous avons vécu. Ce que nous avons traversé. Il ne s’agit pas d’oublier les fantômes du passé qui continuent de nous hanter. Mais il s’agit de ne pas rester coincés dans le passé. Il s’agit de ne pas tomber dans le piège des chaines du ressentiment qui empêchent d’avancer.  Les panegristes passent leurs temps à chanter — je reprends les mots de Fanon — le passé au détriment du présent. Un passé réinventé. Fantasmé. Sankara, lui, était un ancêtre de l’avenir. Oser inventer l’avenir, clamait-il haut et fort. Il n’essentialisait pas l’Afrique précoloniale comme un jardin d’éden qui aurait été perdu. Il évoquait même dans le Ditanye (Ndlr : L’hymne nationale du Burkina Faso), non seulement « la rapacité venue de loin nous asservir il y a cent ans », mais aussi « la férule humiliante il y a déjà mille ans ».

La vérité est que les ”panegristes” sont des mystificateurs usant et abusant parfois du nom de Sankara pour faire avancer un agenda politique éloigné des intérêts terre à terre des populations africaines. L’émancipation ce n’est point reproduire dans le présent un passé imaginaire ni s’enfermer dans un particularisme mortifère. C’est avoir confiance en soi et ne pas craindre de s’avancer la tête haute dans le monde. C’est ce que faisait Sankara.

David Gakunzi fait partie des intellectuels africains qui au lendemain de l’assassinat de Sankara ont bataillé pour préserver sa mémoire. Il a publié cette œuvre en 1991.

 

Comment parvenir à lutter contre l’exploitation des richesses du continent et le néocolonialisme sans tomber dans des combats d’arrières garde qui finalement désert le continent ? 

 

C’est le défi actuel. Il nous faut d’abord sortir de la paresse intellectuelle et lire et relire Sankara et les autres figures majeures du panafricanisme. Je pense à Amilcar Cabral, Kwamé Nkrumah, Julius Nyerere, Nelson Mandela notamment. Qu’ont dit et écrit ces éclaireurs de l’avenir ? Et se poser évidement les bonnes questions : comment fait-on pour sortir des structures oppressives ? Qu’est-ce que l’émancipation ? Et la parole et les actes de Sankara comportent des réponses intéressantes, vivantes, toujours d’actualité. Que nous dit au fond Sankara ? Qu’il faut d’abord libérer la pensée. Qu’il ne faut pas avoir peur de la parole libre et plurielle. Qu’il faut poser avec lucidité les mots sur le mal qui nous ronge. Qu’il faut définir les priorités. Qu’on ne peut être témoin de la misère qui ronge nos populations et continuer à siroter tranquillement le champagne tout en criant à bas l’impérialisme. Que la liberté c’est d’abord assumer notre part de responsabilité dans ce qui nous arrive.

 

Certains de ces ”neopanafricains” estiment que la démocratie et les droits humains sont des valeurs occidentales desquelles doivent s’éloigner les africains s’ils veulent se développer… Êtes-vous du même avis ? 

 

Ceux qui racontent que la démocratie serait un machin importé de l’Occident prolongent et reproduisent le discours colonial. Que disaient les colons ? Que la démocratie ce n’était pas bon pour les indigènes. Que nous n’étions gouvernables qu’à coups de bâtons.  Ignorant de ce fait que nombre de pouvoirs africains étaient profondément démocratiques. Que les rois et les chefs ne faisaient pas ce qu’ils voulaient du pouvoir et des populations. Que la notion d’équilibres des pouvoirs, le concept de contre-pouvoirs, le principe de la liberté d’expression faisaient partie de la culture politique des sociétés précoloniales.  Ceux qui affirment que les droits humains sont des valeurs étrangères à l’Afrique insultent nos sociétés et oublient que c’est justement pour les droits humains que se sont battus les Jomo Kenyetta, les Nelson Mandela, les Julius Nyerere et les Thomas Sankara. Ceux qui affirment qu’il faudrait rejeter les droits de l’homme au nom de l’authenticité africaine parlent comme les tenants du régime d’apartheid. Les Malan et Botha en Afrique du Sud affirmaient, eux aussi, que les droits de l’homme ce n’était pas pour les Noirs. Que la démocratie ait été dévoyée ces dernières années sur le continent est une chose. Mais la dictature n’est pas la solution. Sankara s’est battu toute sa vie contre la dictature. Se réclamer de Sankara en faisant la promotion des pouvoirs dictatoriaux, c’est-à-dire la légitimation de la violence de l’Etat contre la société, c’est assassiner Sankara une seconde fois.

 

Comment mettre un terme aux coups d’État qui connaissent un retour en force, notamment en Afrique de l’ouest? 

 

Les coups d’Etat sont symptomatiques de notre désarroi. Les coups d’Etat sont révélateurs que nous n’avons pas su 60 ans après les indépendances mettre en place des institutions solides. L’ancien Président Ghanéen Rawlings disait que nous devons mettre en place des procédures, des pratiques, des institutions qui feront en sorte que même si c’est le diable qui accède au pouvoir, il ne soit pas en mesure de faire ce qu’il veut.

Nous devons œuvrer pour sortir des régimes militaires. Le rôle des militaires est de défendre les frontières d’un pays et non d’accaparer le pouvoir. Même en temps de guerre.

La solution à nos problèmes ne se trouve pas dans l’apologie des pouvoirs militaires. Les pouvoirs militaires ont déjà montré ce dont ils étaient capables au cours des années 60 et 70. Ils ont conduit l’Afrique au désastre. Et qu’on ne vienne pas brandir l’exemple de Sankara et de Rwalings comme on l’entend souvent. Sankara, Rawlings et j’ajouterai ATT (Amadou Toumani Touré) étaient des soldats de la démocratie et non des adeptes des coups d’Etat. S’ils ont été amenés à prendre le pouvoir, c’était pour le redonner à la société et non pas pour le confisquer.

 

Face à la montée en puissance du terrorisme dans le Sahel, les militaires putschistes ont opté de mettre l’armée française dehors et en privilégiant la Russie avec son groupe privé Wagner…

 

Ce que vous nommez terrorisme, que j’appelle moi djihadisme, est un phénomène qui est en train de défigurer le Sahel. Le djihadisme est parvenu à changer l’état d’esprit des sociétés sahéliennes. La guerre induit souvent une demande de pouvoir fort. Surgissent alors parfois sur la scène politique des personnages susceptibles de manipuler les peurs populaires pour s’installer durablement au pouvoir. Le recours aux mercenaires russes est assez étrange. Je me souviens du titre d’un film du cinéaste burkinabè Pierre Yaméogo : « Moi et mon Blanc ». J’ai l’impression que nous assistons actuellement à la sortie d’un nouveau film : «  Moi et mon nouveau Blanc ». Un nouveau Blanc qui sait comment flatter nos blessures coloniales, nous gaver d’infox confirmant nos croyances, nous pousser à l’auto-isolement. On ne peut pas se réclamer du panafricanisme et recourir aux mercenaires. Toutes les grandes figures du panafricanisme abhorraient les mercenaires, ces affreux, trop longtemps utilisés contre les mouvements de libération et les nouveaux Etats indépendants. Lumumba fut déstabilisé par des mercenaires. Souvenez-vous du raid des mercenaires sur Cotonou et Conakry. Je pourrais citer d’autres exemples. Pour faire face au phénomène djihadiste, il existait et il existe encore d’autres stratégies, d’autres voies que cette propension à ouvrir les portes de la région à un nouvel impérialisme. Il s’agit de les explorer.

 

Comment l’héritage laissé par Sankara, mais aussi par tous les autres leaders panafricanistes peuvent aider nos pays à revenir sur les rails pour amorcer un véritable processus démocratique en vue d’un développement harmonieux… 

 

Aujourd’hui plus que jamais, l’Afrique a besoin d’un panafricanisme démocratique. Être panafricaniste ce n’est pas proposer comme projet politique le retour au passé. Ce n’est pas servir la haine comme utopie. Ce n’est pas promouvoir la dictature et l’infantilisation des Africains. Être panafricaniste, être sankariste c’est non pas fuir le réel, mais l’affronter. C’est trouver des réponses concrètes aux questions quotidiennes qui hantent nos populations. C’est construire des Etats viables et fiables. C’est sortir nos populations de la pauvreté et de la misère. C’est lutter contre la corruption et les inégalités sociales. C’est comme disait Boganda, nourrir, loger, soigner, éduquer, vêtir nos populations.

 

Un message à cette jeunesse africaine désespérée qui crie Sankara, N’Krumah, Modibo Keïta, mais qui appelle à l’étouffement des libertés, aux violations des droits humains et au rejet de la démocratie…

 

Je comprends la colère des jeunes. Elle est légitime. Mais si elle est aveugle, si elle continue d’être manipulée par des entrepreneurs politiques sans scrupule, cette colère-là conduira cette jeunesse à étrangler son propre avenir. La libération ce n’est pas lutter contre les droits humains, ce n’est pas lutter contre le respect de la dignité de chaque personne, ce n’est pas transformer un pays en une caserne, ce n’est pas faire marcher tout le monde au même pas, ce n’est pas faire taire les voix discordantes. Au contraire, c’est plus de droits humains, plus de droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. C’est plus de démocratie, c’est-à-dire la limitation du pouvoir par d’autres pouvoirs, c’est-à-dire la transparence dans la gestion de la chose publique, c’est le droit légitime des citoyens de demander des comptes à ceux qui les dirigent. La révolution, ce n’est pas une posture. Sankara ce n’est pas Dadis Camara.

 

Par Inoussa Ouédraogo

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