Pierre Bouda, enseignant de philosophie à propos de la Covid-19 « Il ne s’agit plus de freiner la maladie, mais de faire marcher la société »

Dans cette interview accordée à Bendré, M. Pierre Bouda, enseignant de philosophie revient sur la Covid-19 et ses conséquences sur la marche du monde et du Burkina Faso. Il y aborde également les questions de gouvernance, de la dette et de l’éducation dans ce contexte difficile que traverse l’humanité.

Propos recueillis par Inoussa Ouédraogo

 

Bendré : Comment l’épistémologue que vous êtes appréhendez la Covid-19 qui ébranle l’humanité tout entière ?

 

Dr Pierre Bouda : Vous savez, pour faire court, je dirais que l’épistémologie est un effort que l’homme consent pour maîtriser la science par la pensée, assimiler l’expérience effective de la science par-delà les représentations populaires, les préjugés suscités par les espoirs démesurés comme par les peurs irrationnelles. De ce point de vue, rien de ce qui touche la science ne lui est étranger. Par conséquent, l’aspect strictement sanitaire de la crise actuelle renouvelle chez moi, du point de vue épistémologique, des questions passablement classiques sur la fonction et le fonctionnement de la science et donc de la communauté scientifique, sur les us et usages de la science, ses enjeux, ses limites éventuelles, la mesure dans laquelle l’idée du tout scientifique est pertinente ou non, le rôle social et citoyen du scientifique et, ce qui vous étonnera peut-être, la question de la scientificité de la médecine (Est-elle une science ou une technique ?).  Sur un plan plus large, ce qui se passe aujourd’hui m’impose des réflexions sur le caractère inouï de l’événement,  sur non pas la précarité de la vie (c’est un poncif )mais la réalité des relations sociales,  la capacité humaine de résilience,  les phénomènes psychologiques et sociaux induits par des choses apparemment simples (comme le fait de devoir rester chez soi ) ou au contraire manifestement complexes (comme la tempête dans le crâne d’un médecin devant le choix de celui qu’il va soigner et, en fait, de celui qu’il va condamner à mort), etc.

 

 

Un si petit virus qui vient mettre à genou toutes les grandes puissances occidentales qui ne finissent pas de compter leurs morts. Cela vous a-t-il vraiment surpris ?

 

Excusez-moi, mais ce n’est pas la taille de l’agent pathogène qui est décisive. L’homme qui s’emploie à dominer le monde de façon ahurissante n’est pas, parmi les terriens, l’être le plus impressionnant du point de vue de la masse.  Qu’est-il par rapport à certains animaux ou aux grands arbres dont certains vivent plusieurs siècles ? Et vous voyez cependant de quel poids possiblement catastrophique il pèse sur le destin de la planète ! D’abord, les virus sont infiniment plus nombreux que les hommes ; ensuite, ils sont apparus sur la terre des millions d’années avant l’homme (d’une certaine manière nous sommes des intrus pour eux) ; enfin, pour la plupart ils sont naturellement équipés pour faire mal aux vivants. Quant aux “grandes puissances “, la preuve est faite une fois de plus que leur puissance est toute relative. En général, les “puissants ” n’ont que la puissance que les “faibles ” acceptent de leur concéder. Mais la faiblesse des puissants n’est pas spectaculaire par la virulence mortelle du virus ; elle l’est par leur incapacité de contournement ou de débordement qui les amène comme à s’arrêter, à se désocialiser presque, dans la mesure où le virus chasse l’homme des lieux où se déploie l’existence sociale.

 

 

 

Certains pensent qu’avec cette crise mondiale, c’est le début de la fin de l’ordre néolibéral. Êtes-vous de cet avis ?

 

Si la fin n’est qu’à son début, le système de domination du monde n’a pas grand-chose à craindre.  En fait il a traversé des crises et des crises auxquelles il a survécu alors qu’on préparait déjà son cercueil.  Je ne crois pas que les choses seront mécaniques. S’il y a  une incontenable mobilisation des peuples partout dans le monde, s’il s’élève des ouragans capables de tout emporter, quelque chose est possible. Sinon, il est probable que le système saura se réformer, imaginer un nouveau “néo”, et, à la fin des fins, des experts en entourloupes pourront dire : enfin, les affaires reprennent ! On a pu sauver l’essentiel.  Vous pensez bien ; la mondialisation telle qu’elle est célébrée aujourd’hui concerne des intérêts trop importants pour qu’on puisse les laisser choir, à cause du covid 19, au cours de courtoises négociations !  Il faudra encore des larmes et du sang !

 

 

Plusieurs leaders à travers le monde ont demandé l’annulation pure et simple de la dette des pays pauvres. Le FMI semble avoir accédé à cette requête. Du moins, une partie de la dette a été annulé pour de nombreux pays dits pauvres dont le Burkina Faso. Mais certains altermondialistes y voient par contre de l’hypocrisie de la part des institutions financières internationales…

 

Oui. Vous voyez bien que les grandes manœuvres ont déjà commencé : on fait semblant de concéder, et l’on circonscrit ces “concessions ” à l’endroit où l’opération sera assez indolore. Le problème de la dette de nos pays est une question récurrente ; et cette récurrence prouve assez que l’intention n’est pas de traiter ce problème avec bonne foi.  Notre dette est un moyen de domination et non un instrument de développement. Dans ces conditions, il n’y aura pas de délestage sans arrière-pensée, sans calculs cyniques. De toutes façons, quelqu’un va payer pour les investissements que les États ont été obligés de faire, les pertes que les entreprises ont subies. Ce seront de préférence nos pays où il y a des richesses sans propriétaire. Je doute fort que les travailleurs des pays occidentaux se laissent faire. Admettons : une partie de la dette sera effacée. Oublions, un instant, la partie qui sera maintenue. Et demain ? Nos pays vont devoir contracter de nouvelles dettes et l’affaire aura été rondement menée ou bien, il y aura un plan destiné à les amener à se passer de ce genre de dettes ?

 

Il est évident qu’au sortir de cette crise, l’économie mondiale s’en trouvera très touchée. Cela signifie que nos économies qui étaient déjà sous perfusion s’en porteront très mal. Pensez-vous à des solutions alternatives pour relancer l’économie de nos pays ?

 

Vous parlez de relance ? Vous voyiez une dynamique de développement en œuvre avant cette crise ? Il n’y a de développement, de progrès que si les conditions d’existence des hommes deviennent acceptables, s’il y a un avantage avéré pour l’homme qui aura trouvé un banc de repos.  Or vous avez parlé de “pays pauvres”, de “pays dits [charmante expression euphémisante] pauvres “. Il n’y aura pas de chemin de Damas pour nos pays tant que l’ordre mondial sera, dans l’ensemble, le même. Il y a deux ruptures à opérer : d’une part, il faut que nos pays ne soient la vache à lait d’aucun autre pays (pas même la Chine) ; d’autre part, il faut que nos richesses ne soient pas, à l’interne, l’objet d’une OPA par des gens qui n’en ont jamais assez. Je peux hasarder une expression ? Il faut une gouvernance éthique par laquelle nous sortirons de l’état de nature dans les rapports entre États et entre concitoyens. Mais De Gaulle dirait certainement, et avec raison, qu’il s’agit d’un “vaste programme “ !

 

 

Revenons à la gestion de cette crise par les pays africains, notamment le Burkina Faso. Il y a semble-t-il beaucoup de laxisme dans la gestion de cette crise. Le Pr Martial Ouédraogo qui coordonnait la cellule de crise a été demi de ses fonctions. Certains ont aussi réclamé la tête de la ministre en charge de la santé…

Je ne suis pas de ceux qui minorent l’impact des individus sur le cours des événements grands ou petits.  Toutefois, je pense qu’on aurait tort ici de réduire les malversations politiques et administratives auxquelles vous faites allusion à une question d’individus. C’est la nature du problème et notre gouvernance qui sont, je crois, la source principale des bricolages qu’on nous a infligés. J’ajouterai qu’il faut intégrer la personnalité et la structure de notre société.

À la décharge de ceux qui nous conduisent vers je ne sais où, je dirais qu’il s’agit d’une question difficile. Dire “il n’y a qu’à faire ceci, éviter cela” est un propos de cabaret (pourquoi d’ailleurs suis-je discourtois avec le peuple des cabarets ?). Nous parlons d’une pandémie, c’est-à-dire d’un mal qui frappe la terre entière.  Nous parlons ensuite d’une maladie que personne ne connaît (il n’y a qu’à entendre les médecins archi capés se contredire pour renoncer rapidement à se faire une religion sur le covid 19).  Cela signifie que nous vivons une époque de grande confusion. On peut comprendre, dans ces conditions, que quelqu’un qui doit décider pour des millions d’hommes ne puisse pas le faire avec assurance et détermination.  Nous parlons d’une crise dans laquelle la science porte parfois le nom d’intérêts extra scientifiques. Le pouvoir (soyons charitables) s’exerce donc dans la crainte de prendre le problème à la légère (et s’il s’avérait par la suite que c’est plus que sérieux ?) ou de le prendre au tragique (et si en fin de compte les proportions en sont modérées ?) Nous sommes sous une gouvernance faible (pouvait-il en être autrement ? Je l’ignore) en année électorale. Cela complique les décisions difficiles qu’on doit prendre dans un contexte partagé entre scepticisme sur la réalité de la maladie et modicité de l’assiette financière nécessaire pour la mise en œuvre de mesures fortes.

Le Burkina est, de notoriété publique, une contrée désertée par la morale.  Cette vérité a retenti un jour au sein de l’hémicycle, portée par une voix alors généralement bien informée. Même en temps de détresse nationale, vous ne trouverez pas des millions de citoyens pour agir avec abnégation, pour s’oublier eux-mêmes, pour travailler dans l’intérêt commun en s’offusquant qu’on leur propose pour leur sacrifice un avantage quel qu’il soit. C’est peut-être triste à regarder, mais c’est ce qui se voit. Dans ces conditions, il est clair que quelque soient les acteurs, ils seront pris dans les filets d’intérêts divers : les leurs, ceux de leurs concurrents, ceux des malades, ceux du pays, etc.

Enfin notre économie est dominée outrageusement par un secteur informel où l’on survit au jour le jour. Dans la masse des travailleurs même, ils sont peu nombreux à disposer d’un trésor de guerre rassurant quand ils doivent se résoudre à un confinement strict d’une durée significative. C’est cette difficulté à laquelle aucun gouvernement burkinabè n’a été confronté et face à laquelle tous les gouvernements du monde ont navigué à vue qui explique les valses hésitations .

 

Pourquoi nous avons si mal à notre gouvernance ?

 

Nous avons toujours eu mal à notre gouvernance. C’est une affaire, comme toutes les autres qui ne peut pas être utilement expliquée sans un long détour par l’histoire qui est exclu ici.  Mais il y a eu des régimes forts (à un moment ou à un autre) qui ont affirmé avec plus ou moins de bonheur l’autorité de l’État, camouflant par ce moyen les problèmes de gouvernance. Ce qui se passe maintenant était prévisible (je ne dis pas qu’on l’a prévu) du moment où c’est le pouvoir post Blaise Compaoré. Cet homme est resté trop longtemps à la tête du pays.  Les Grecs avaient ce mot d’une sagesse indépassable, “il faut savoir s’arrêter “. Il a fini par n’être plus qu’un souvenir de ce qu’il a pu être.  Son leadership qui avait eu, un moment, l’apparence de la flamboyance les hommes de ce pouvoir. Je ne parviens pas à quitter ce souvenir récent : régulièrement, des citoyens, ont réclamé la mise en place d’un feu tricolore, se rassemblaient et barraient la voie, apostrophant directement l’État ! Or, qui a-t-on appelé aux affaires pour rompre décisivement avec cette gouvernance vermoulue ? Les hommes mêmes de ce système.  Il est vrai qu’ils étaient passés par l’opposition. Mais le temps (ou est-ce la personnalité ?) à manqué pour leur (trans)formation :  ils n’ont rien oublié et rien n’appris. Or Blaise Compaoré et le RSP ne sont plus là.

 

Certains de nos compatriotes n’hésitent pas à parler de «coronabusiness » pour décrier le fait que certains burkinabè veulent s’enrichir sur le dos des victimes de la Covid-19…

 

Il n’y a rien d’étonnant.  Les malheurs des hommes ont régulièrement profité à d’autres. Des gens semble-t-il se sont enrichis grâce au sida! Les guerres ont mal fondé des fortunes. Il suffit d’être suffisamment sans vergogne pour faire son bonheur personnel dans le malheur commun. Donc je ne m’étonne pas que cette épreuve que nous connaissons soit pain béni (à vrai dire pain maudit) pour les uns ou les autres. Certains suggèrent même si j’ai bien tout compris que ce n’est pas seulement sur le dos des victimes du covid-19 que des gens sans aveu ont voulu faire leur beurre ; pour crédibiliser l’affaire, pour l’amplifier et, la faire fructifier au maximum, on n’aurait pas hésité à produire des victimes, à forcer la main au covid-19 en mettant sur son compte à peu près celui qui s’y prête.  En empruntant à Brecht son mot célèbre, je dirai que “le ventre est toujours fécond d’où est sortie la bête immonde “ : la cupidité humaine inspire de ces actes qu’à froid tout le monde condamne sans réserve.

 

On a malheureusement le sentiment que ce qui a toujours fondé l’essence du Burkinabè, à savoir le travail et l’intégrité a complètement foutu le camp…

 

Ah bon ? Le Burkinabé s’est toujours distingué des autres peuples par son amour du travail et son intégrité ? S’il s’agit d’un mythe fondateur, je veux bien : mais c’est mal parti. Si on faisait le tour des nations et de l’histoire de chacune d’elles, nous serions moins prétentieux. Toutefois, je concède volontiers qu’il y avait de la réserve chez les Voltaïques, une retenue de bon aloi qui faisait que beaucoup de ceux qui seraient allés trop loin aujourd’hui n’osaient pas par le passé. Ce que je crois, c’est que les années CNR ont appris aux gens à oser. Il a pu sembler que le fait de disposer de la carte de membre d’un comité Gudule, si en plus on avait en plus, le privilège de laisser pendouiller à son bras une kalachnikov, permettait tout. On n’avait plus à craindre quoi que ce soit.

 

Le monde de l’éducation à l’instar de la plupart des secteurs d’activités est aux arrêts. Le ministère préconise une reprise progressive des activés. D’autres estiment que c’est très risqué de renvoyer les enfants sur les bancs dans ce contexte. Quelle est d’après vous la meilleure formule ?

 

Il est clair que le fait d’ouvrir les marchés rend toute autre fermeture dérisoire. D’un autre côté, il y a des parents d’élèves qui font pression pour éviter l’année blanche : il faut dire que la psychose est (malheureusement ?) passée ; les gens ne croient plus à la possibilité d’un scénario à l’italienne. Mais soyons honnêtes : les lieux de cours sont généralement des espaces confinés.  Et s il paraît qu’enfants et jeunes gens ne souffrent pas outre mesure de la maladie, ils s’entendent à les transmettre à d’autres qui sont plus fragiles. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la perspective a changé : il ne s’agit plus de freiner la maladie, mais de faire marcher la société.

 

Parlons d’autres choses à présent. Vous avez suivi le débat sur l’affaire des 135 magistrats qui ont attaqué l’État burkinabè pour exiger la cessation des coupures de salaire pour fait de grève. Quel commentaire cela vous inspire ?

 

En fait, je ne l’ai pas suivie. Le confinement m’a déprimé, et souvent je n’ai goût pour rien d’autre que ce que je juge réconfortant même si les fracas de la crise forcent plus que souvent ma porte à mon immense désarroi. Donc j’ai manqué certainement des épisodes importants. La   grève étant quelque chose qui est encadré par la loi, on fait grève, en vertu du fait que c’est un droit garanti par la loi. Cette même loi fixe les conditions de la participation à un mouvement de ce genre.  Il s’agit d’une lutte avec ses chances, ses risques et ses épreuves.  Mais il est vrai que l’on peut penser que la loi n’est que l’homologation d’un rapport de forces, et essayer d’établir un rapport de forces en sa faveur.  Personnellement, je préfère que l’on agisse en connaissance de cause, et qu’ensuite on assume (sportivement) les conséquences de ses actes.

 

Dans 6 mois, les Burkinabè seront appelés en principe aux urnes pour élire le Président du Faso et les députés. Mais compte tenue de la situation sécuritaire doublée de la crise de la Covid-19, certains estiment que les élections ne sont plus une priorité. A contrario, des voix s’élèvent pour dire qu’il n’est pas question de reporter les élections. Faut-il à tout prix tenir ces élections ?

 

La question est mal posée : des élections ont évidemment un prix précis.  Cela n’a pas de sens de penser que des élections doivent être tenues à tout prix. On ne peut pas installer des bureaux de vote sous les bombes. Si dans six mois, la conjonction du coronavirus et du terrorisme laisse des gens en vie, ils iront voter ! En fait, contrairement à ce que les Français ont prétendu (mais ils ont vite fait de remballer leur camelote), les élections ne sont qu”un instrument de la démocratie ; elles ne sont ni l’alpha ni l’oméga de la vie démocratique.

 

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