Covid-19 : Le philosophe burkinabè Jacques Nanema appelle les intellectuels à inventer l’avenir de notre société

Le Professeur Jacques Nanema, est enseignant-chercheur à l'Université Joseph Ki Zerbo

 

Dans cette tribune publiée sur sa page Facebook ce 27 mars 2020, le philosophe burkinabè Jacques Nanema appelle les intellectuels à prendre leur responsabilité face à la nouvelle vie que nous impose le covid-19. « Intellectuels du pays, sans complaisance ni malveillance, sans complexe par rapport à d’autres catégories de citoyens, nous nous devons d’inventer l’avenir de notre société avant qu’il ne nous fabrique…et ne fasse de nous ce que nous ne voulons pas être : une armée d’ignorants ou d’imbéciles qui n’existera que comme une force de destruction et non de construction », clame-t-il. Une réflexion que vous aurez tort de ne pas lire, jusqu’au bout. Et pour cause…

 

« Comme chacun peut le mesurer par lui-même, c’est toute notre existence qui tout d’un coup est devenue comme hypothétique, suspendue au fil d’un quotidien macabre et aux caprices d’un virus mortifère à l’échelle locale et globale. Aujourd’hui, au niveau de la société entière et de l’école en particulier, le risque de paralysie générale de l’activité humaine et de la vie menace plus que jamais de frapper tout du sceau du néant. Le chaos se fait et se rend plus que jamais visible au point de donner des sueurs froides aux uns, des angoisses à d’autres et des fièvres de toute sorte à d’autres encore. Certains d’entre nous sont déjà dans une situation de prostration qui ankylose toute dynamique de production ou de réflexion, tellement les échos lointains et proches de la maladie nous laissent sans mot. D’autres sont entrés dans une fébrilité sans nom, s’agitant dans tous les sens comme s’ils voulaient par là conjurer le possible sort qui pourrait nous frapper. On vérifie qu’on est encore bien vivant, bien dynamique, bien physiquement. D’autres encore ont déjà sombré dans la consommation frénétique comme s’il fallait “dévorer” tout avant que la mort, ce cruel trouble-fête ne vienne interrompre nos agapes existentielles.

 

Mais de mon point de vue, en plus de suivre les consignes sanitaires qui nous permettront de conjurer l’extension dramatique de ce fléau qui, comme la Peste de Camus, n’est pas tombé du ciel, il faudra bien se calmer, nous calmer pour ne pas en rajouter à la catastrophe qui plane au-dessus de nos têtes en opérant quelquefois des morsures traumatisantes ici et là, en Asie, Amérique, Europe, en Afrique. L’humaine condition est en danger certes, il ne faut pas le nier ni l’imputer à un quelconque message céleste, mais le désarroi ne nous serait nullement profitable : inutile de paniquer, de s’agiter, de se calfeutrer dans l’angoisse. Nul ne viendra affronter cette situation pour nous, sans nous. Aucun miracle n’est possible (le miracle relève de la pure fantasmagorie, de l’ignorance pure du déterminisme naturel), aucun être venant des cieux ne se posera ici ou ailleurs pour déjouer le risque majeur que cette pandémie fait planer sur nous. Inutile de se perdre en prières, jurons hystériques et autres jérémiades devant le mur des Lamentations, inutile d’attendre un homme providentiel pour nous tirer de cette impasse, inutile de nous indexer entre nous pour savoir qui est coupable de quoi, inutile de renoncer à prendre soin de nos concitoyens déjà affectés, infectés …Le soin à l’humanité est une exigence éthique irréductible, nous devons parce que nous devons !

 

A y voir de près, c’est encore sur l’ingéniosité, le courage politique et la force morale de l’humain qu’il va falloir compter …l’intelligence humaine est marquée par des limites, c’est certain, mais cela ne peut valablement et durablement servir d’alibi à ceux qui fantasment sur des puissances extra-terrestres pour gouverner le monde (nous sommes désespérément seuls dans ce monde sans père et nous risquons de le rester encore longtemps). Qu’on ne désespère pas trop vite des ressources de l’humain pour affronter les obstacles dans la vie quotidienne des sociétés, c’est justement la présence et la pluralité des obstacles qui affermissent l’esprit humain et le développent au-delà de ses limites conjoncturelles. Le chemin de l’histoire humaine (universelle) s’est construit par la destruction successive, progressive de nombreux obstacles que la nature avait laissés sur le chemin des hommes et des sociétés. Prométhée n’est pas mort, il est encore là chaque fois qu’un homme bute contre un obstacle tout en restant habité par l’ambition de marquer la nature du sceau de son esprit (humanisation de la nature) et bien entendu, de réaliser pleinement son humanité (humanisation de l’homme).

 

L’école dans l’engrenage de la crise sans fin ….

 

Ce que je regrette le plus en ce temps de crise qui a anticipé de manière forcée les congés du trimestre 2 et risque même de les prolonger au-delà du raisonnable, c’est le vide intellectuel qui risque de s’installer durablement dans la vie de nos enfants, élèves et étudiants. Il faut craindre que ce vide intellectuel s’installe durablement dans un pays qui doit déjà faire beaucoup d’efforts pour la promotion des sciences (dures, humaines) et de l’esprit scientifique sans lesquels le développement de nos sociétés restera une chimère de boniches édentées.

 

Nous devons prendre conscience de l’urgence et de la fécondité du numérique dans la vie quotidienne de notre société. Nous devons plus que jamais comprendre l’urgence de hâter la formation à distance dans nos différents établissements aussi bien en ville qu’en milieu rural (avec l’aide de l’énergie solaire). Nous devons dynamiser et rationaliser l’utilisation des réseaux sociaux comme médiations sociales permettant de (re)joindre nos étudiants et continuer de les former extra muros. Les études de nos enfants ne doivent pas être interrompues de cette manière élastique qui ne présage de rien de bon. Il est vrai, l’école n’est pas le seul lieu et milieu des apprentissages nécessaires dans la vie, mais un relâchement prolongé des apprentissages et des rythmes scolaires et universitaires peut entraîner pour ceux qui ne savent plus quoi faire et se tournent les pouces à longueur de journées quand ils ne se livrent pas purement et simplement à l’ennui et aux vices qu’il engendre, de graves moments de torpeur intellectuelle préjudiciable à la (pour)suite de la formation des enfants et donc aussi de toute la société déjà livrée à la précarité.

 

Ne pas opérer ces mutations modernes qui nous permettraient de juguler les retards provoqués par la crise dont nous ne savons pas quand elle finira, c’est en quelque sorte s’exposer à une décapitation progressive de notre société. Sans le vouloir, nous prenons le risque de “décapiter” notre société en tergiversant sur le devoir de passer à l’ère numérique. Inutile de rappeler que déjà notre école subit ces dernières années les assauts d’un “talibanisme” inacceptable (venant des attaques terroristes, mais aussi de la misère intrinsèque de notre politique éducative qui rêve sans se donner les moyens de sortir de l’engrenage de la médiocrité dans laquelle nous bricolons…). A défaut de soigner cette incurie devenue légendaire, il ne faut pas en rajouter. Il faut que les élèves et étudiants burkinabé continuent de se former… non seulement en plus grand nombre, mais surtout dans de meilleures conditions sans subir des discontinuités angoissées et angoissantes comme celle que la crise nous impose aujourd’hui. Le retard de l’école n’est pas à minimiser car c’est aussi un retard de la société dans son ensemble.

 

Intellectuels du pays, sans complaisance ni malveillance, sans complexe par rapport à d’autres catégories de citoyens, nous nous devons d’inventer l’avenir de notre société avant qu’il ne nous fabrique…et ne fasse de nous ce que nous ne voulons pas être : une armée d’ignorants ou d’imbéciles qui n’existera que comme une force de destruction et non de construction. Ce n’est pas avec des ignorants qu’on construit l’avenir, encore moins avec des obscurantistes, de con-sommateurs et des mentalités d’assistés qui attendent que tout leur vienne de “notre père qui est aux cieux” ou de “notre père qui est en occident”. Dans toute société moderne qui se respecte, l’école/ l’université doit être un espace de veille intellectuelle qui explique le passé, analyse le présent et anticipe l’avenir… notre survie à tous en dépend, ce n’est pas seulement le devoir des autorités politiques toujours faciles à stigmatiser (usual suspects), mais celui de la communauté éducative dans son ensemble, à commencer par les enseignants-chercheurs que nous sommes : qui peut le plus, peut le moins ! »

 

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