Indépendance de la justice au Burkina Faso: Confidences d’acteurs judiciaires

On l’a réclamée à hue et à dia. Aujourd’hui du point de vue des textes, la justice burkinabè jouit d’une indépendance totale. Elle est déconnectée des autres pouvoirs. Cinq ans après la nouvelle loi sur le statut de la magistrature, que vaut cette indépendance consacrée à la justice ? Qu’en pensent les acteurs eux-mêmes?

En novembre 2019, le Syndicat burkinabè de magistrats (SBM) célébrait ses 20 ans d’existence. Né au lendemain de l’assassinat du journaliste Norbert Zongo, ce syndicat porté par de jeunes magistrats a fait de la lutte pour l’indépendance de la justice son crédo depuis sa création en 1999. C’est sans doute la raison pour laquelle la célébration de son 20è anniversaire avait été placé sous le thème : « Le SBM, 20 ans de lutte pour une magistrature indépendante et efficace ». Commémoré sous forme de conseil de conseil syndical, cet anniversaire a été l’occasion pour les militants et sympathisants de ce syndicat de se parler, et sans langue de bois. Déjà à l’ouverture des travaux, l’actuel secrétaire général du syndicat, Moriba Traoré a défini la notion d’indépendance de la justice comme étant « la soustraction du juge à toute influence autre que celle de la loi. Dans un pays où chacun semble avoir son coupable désigné, cette indépendance doit être assumée. Les réformes faites en 2015 sous la Transition, même si elles ne sont pas frappées du sceau de l’entière perfection ont significativement renforcée cette indépendance de la justice », avait-il noté.

Effectivement la Loi 050-2015/CNT portant statut de la magistrature en son article 4 a clairement affirmé le principe de l’indépendance du juge : « Le magistrat est indépendant. L’indépendance s’entend du pouvoir donné au magistrat lorsqu’il est saisi ou lorsqu’il se saisit d’un litige, de rendre une décision dans le strict respect des lois et règlements en vigueur, à l’abri de toute pression. » Hors les cas prévus par la loi et sous réserve de l’exercice du pouvoir disciplinaire, le magistrat ne peut être inquiété en aucune manière, en raison des actes qu’il accomplit dans l’exercice de ses fonctions ou à l’occasion de cet exercice. Aucun compte ne peut être demandé au juge des décisions qu’il rend ou auxquelles il participe, précise la disposition suivant l’article 5 de la même loi. En fait donc d’indépendance de la justice, de la constitution à la loi portant statut de la magistrature, tout a été mis en œuvre pour laisser les mains libres au juge. Mais comme on le sait, très souvent entre ce que dit les textes et ce qui se passe sur le terrain, il y a souvent un fossé.

 

Le président du Conseil supérieur de la magistrature, Jean Mazobé Kondé déclarait au mois de novembre dernier que les magistrats doivent garder « à l’esprit que leur indépendance est à la fois une requête, une quête et une conquête. Il faut donc la revendiquer, la chercher, la conquérir l’assumer et la défendre en tout lieu et en toute circonstance ».

Indépendance de la justice, plus réalité que mythe

Certains acteurs de la justice soutiennent que l’indépendance de la justice a existé même avant la loi de 2015 sur le statut de la magistrature. Selon ceux-ci, l’indépendance est avant tout un état d’esprit. « C’est dans la tête du juge, c’est une question de personnalité », soutiennent-ils.  « Je sers depuis plusieurs années (ndlr une dizaine). J’ai même servi sous l’ancien régime. Mais je n’ai jamais reçu de pressions de qui que ce soit pour conduire un dossier dans tel ou tel sens », indique un juge. A l’en croire, « c’est l’organisation judiciaire, très complexe, qui n’est pas comprise de tous les citoyens. Et à ce niveau, il y a beaucoup à faire. Nous sommes incompris », lance-t-il. Un avocat lui aussi est formel. « Non. La justice est indépendante depuis l’ancien régime. Il y avait un sérieux problème au sein de la justice, c’est le problème de corruption. Il y a trop de collisions. Ce problème a même été évoqué par les magistrats eux-mêmes à travers une commission d’enquête qu’ils ont institué. Le rapport d’enquête, même si je pense qu’il n’a pas brassé large, montre bien que ce problème de corruption était bien réel. La bonne note, c’est que les juges sont engagés à en finir avec ce phénomène », en vient-il à se convaincre.

Comme l’a effectivement souligné notre source, l’année 2017 a été très marquée au niveau de la justice. Réunis en session du Conseil supérieur de la magistrature, les magistrats avaient décidé de mettre en place une Commission d’enquête pour connaitre des allégations de corruption, de manquement à l’éthique et à la déontologie de leur corps. Après quelques temps de léthargie, les travaux ont démarré et ont abouti à un rapport qui a épinglé une trentaine de magistrats, avocats et gendarmes. Les juges sont passés en conseil de discipline, les uns mis hors de cause et les autres sanctionnés. Un magistrat avait été révoqué. Même la présidente du CSM à l’époque, Thérèse Traoré/ Sanou  et le Procureur général près la Cour de cassation avaient été sanctionnés par le conseil de discipline et mis à la retraite d’office.

Même si les travaux du conseil de discipline ont entre temps été « minés » par des querelles intestines et surtout par une décision contestée du Conseil d’Etat, les travaux de la commission d’enquête ont été une preuve de l’indépendance de la justice. Le magistrat, Christophe Compaoré, récemment admis à la retraite, dans une interview accordée à nos confrères du journal Mutations s’est réjouie de la déconnexion de la justice des autres pouvoirs. Une indépendance pour laquelle lui et ses collègues Abdoul Rahame Boly avaient été radiés en 1985, selon lui. Dans le même entretien avec notre confrère, il reconnait que l’indépendance est une réalité mais la juge fragile. « Elle est comme la prunelle de nos yeux. Il nous faut donc la protéger », avait-il confié.

Un expert qui arpente les couloirs des palais depuis des années pense que les choses bougent. « Les acteurs sont guidés par le droit. C’est une bonne chose. Souvent, même des expertises commanditées au frais de la justice sont rejetées par les juges. Cela témoigne d’une indépendance », analyse-t-il.

Et l’actualité récente du pays le prouve. Dans l’affaire dite Charbon fin, une affaire médiatique devenue judiciaire, le ministre des mines, Oumarou Idani dans des sorties publiques a tenté de disculper la mine Essakane Sa. Malgré tout, le parquet général de la Cour d’appel a voulu voir clair dans l’affaire et un expert a été requis. Malgré l’attitude troublante du ministre des mines, le dossier charbon fin a été enrôlé et est actuellement en jugement au Pool économique du Tribunal de grande instance de Ouagadougou.

Autre fait majeur. Au dernier trimestre de 2019, le cyber-activiste Naïm Touré avait été enlevé nuitamment par des policiers et conduit d’abord dans un lieu tenu secret avant qu’il ne soit transporté au service régional de la police judiciaire. De cette procédure, le procureur du Faso qui n’avait pas donné d’instruction dans ce sens l’a laissé libre. Pourtant selon certaines confidences, ce sont de gros bonnets qui étaient derrière cette arrestation du jeune Touré. Mais la justice ne s’est pas laissée embarquée dans cette aventure qui défie le code de procédure pénale. « Aujourd’hui, le juge burkinabè a toutes les garanties de son indépendance. Il peut rendre toute décision juridique sans aucun risque pour sa carrière », conclu un ancien juge.

Le Président du Faso en compagnie des membres du Conseil supérieur de la magistrature et de son ministre en charge de la justice

 

Point noir

Le pouvoir de la Transition avait tout réglé et tout verrouillé en terme d’indépendance de la justice. Mais dès les premiers instants du pouvoir issue de la présidentielle de 2015, cette indépendance de la justice va connaitre des tentatives de remise en cause à travers des sorties publiques de ténors du pouvoir. Comme ce fut le cas de Salif Diallo, ex-président de l’Assemblée nationale, qui soutenait que l’on ne saurait se soustraire du pouvoir des armes pour rentrer sous le commandement des robes (ndlr les toges des magistrats).

Par la suite, le pouvoir s’est immiscé dans l’instruction du dossier du Coup d’Etat. En effet, le mandat d’arrêt émis par les juges d’instruction contre le président de l’Assemblée nationale ivoirienne, Guillaume Soro a donné des frissons au régime de Roch Kaboré. L’Exécutif a fait des pieds et mains pour paralyser ce mandat d’arrêt. Du chef de l’Etat au ministre Alpha Barry, tous avaient juré que l’implication de Soro dans le putsch « sera réglée ou gérée diplomatiquement ». Ainsi, ils voulaient sacrifier le droit pour faire honneur à la diplomatie. Commentant cette affaire lors d’un panel de l’Union générale des étudiants burkinabè (UGEB) tenu en juillet 2018, le SG du SBM, Moriba Traoré soulignait : « Sur l’affaire des mandats d’arrêt, le pouvoir s’est assumé ». Comme pour parler des micmacs constatés à la cour de cassation dans la gestion de cette affaire.

La suite de l’affaire, on la connait. D’abord les juges d’instruction civils qui avaient été envoyés au Tribunal militaire pour aider à instruire l’affaire « ont été chassés du tribunal militaire », les mots sont d’un avocat qui a suivi cette procédure depuis sa mise en mouvement en fin septembre 2015. « Comme les politiciens n’avaient pas de contrôle sur les juges d’instruction (ndlr civils), ils ont été dessaisis de l’affaire et renvoyés à la Cour d’appel », analyse-t-il.

Ces mandats d’arrêt dont la régularité avait été critiquée par le procureur militaire d’alors, le lieutenant-colonel Norbert Koudougou, devant la cour de cassation a abouti à un grand scandale judiciaire jamais vécu même dans les pages les plus sombres du pays. La Cour de cassation, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire, s’est faite prendre dans ses propres contradictions. Deux décisions ont été rendues sur la même affaire en l’espace de quelques heures. Dans un premier temps, les magistrats avaient jugé que les mandats étaient réguliers. Curieusement quelques temps après, c’est une décision contraire qui est annoncée. Coincés par leur contradiction, les responsables de la cour ont soutenu la thèse du rabat d’arrêt, une véritable poudre aux yeux. (Ndlr, voir rapport de la commission d’enquête du Conseil supérieur de la magistrature).

 

Le juge Moriba Traoré, toujours lors du conseil syndical du SBM en novembre 2019, indiquait que si les textes sont importants pour l’indépendance de la justice, « la personnalité du juge reste une variable aussi importante. Sans cette personnalité, les meilleurs textes du monde resteront un ornement incommodant. S’agissant de l’efficacité de la magistrature, elle impose de la rigueur, du résultat, de la compétence, du courage et de la probité…L’efficacité doit pouvoir se retrouver dans les fonctions de poursuite, d’instruction et de jugement. Comme l’a dit le président du Conseil supérieur de la magistrature, Jean Mazobé Kondé, l’indépendance sans la responsabilité est un non-sens. »  Son collègue Karfa Gnanou, ex-SG du SBM et président du Tribunal administratif de Bobo-Dioulasso au cours de cette même activité avait laissé entendre que « l’indépendance de la justice n’est ni un mythe ni une réalité mais une quête ou conquête permanente ».

Aya Ouédraogo

 

 

Emmanuel Ouédraogo, SG du SAMAB

Emmanuel Ouédraogo à propos du CSM : « L’absence du Chef de l’État comporte le danger de la survivance des clivages syndicaux »

A la question de savoir si l’indépendance de la justice est-elle une réalité au Burkina Faso, Emmanuel S. OUEDRAOGO, le Secrétaire général du syndicat autonome des Magistrats Burkinabè (SAMAB) a bien voulu apporter quelques éléments de réponse.  

 

« Au-delà du fait que l’indépendance est une affaire de caractère, il est néanmoins indispensable que les textes consacrent des garanties suffisamment strictes pour protéger les magistrats (principe de l’inamovibilité, l’indépendance et autonomie du Conseil supérieur de la magistrature vis-à-vis de l’exécutif, traitement adéquat, etc.).

 

De façon théorique l’on peut affirmer que ces garanties sont renforcées depuis l’avènement du Pacte national pour le renouveau de la justice et avec l’adoption des lois organiques n°049-2015/CNT et n°050-2015/CNT du 25 août 2015 portant respectivement sur le conseil supérieur de la magistrature (CSM) et statut de la Magistrature, ensemble leurs textes règlementaires d’application, ainsi que de la loi constitutionnelle n°072-2015/CNT du 5 novembre 2015 portant révision de la constitution.

 

Cependant, il existe encore des insuffisances à l’indépendance de la justice à plusieurs niveaux :

 

  • Concernant le CSM

 

La composition actuelle du CSM marquée par la prépondérance des magistrats et l’absence du Chef de l’État comporte le danger de la survivance des clivages syndicaux qui, avec le mode de désignation par vote des représentants par grade peut donner lieu à craindre le clientélisme syndical à l’intérieur du corps judiciaire dans la gestion des carrières.

 

Dans son fonctionnement, le CSM est confronté à l’inadéquation entre les lois organiques 049-2015/CNT et 050-2015/CNT du 25 août 2015 et la loi constitutionnel N°072-2015/CNT du 5 novembre 2015, à l’ineffectivité de son autonomie de gestion et l’insuffisance des ressources financière. A cela s’ajoute l’absence de prise de position du CSM sur des questions relatives à l’indépendance de la magistrature et les insuffisances relatives à la formation disciplinaire du CSM (composition pléthorique, absence de règles de procédure, etc.)

 

  • Concernant les magistrats,

 

La difficulté concernant les magistrats réside essentiellement dans le manque d’appropriation des réformes dans l’exercice des pouvoirs dont ils disposent notamment en matière d’auto-saisine du parquet et l’inadéquation entre les lois organiques 049-2015/CNT et 050-2015/CNT du 25 août 2015 et la loi constitutionnel N°072-2015/CNT du 5 novembre 2015.

 

Il y a également les multiples actions du Gouvernement tendant à remettre en cause le statut autonome des magistrats qui constitue la garantie nécessaire à leur indépendance.

 

Il faut également relever la situation particulière de la justice militaire qui, malgré les récentes réformes, est confrontée de façon structurelle au problème d’indépendance de la justice en raison du lien fonctionnel qui existe toujours entre elle et l’exécutif à travers le ministre de la défense ».

 

 

 

Bon à savoir

Débutés le 24 mars 2015, les travaux des états généraux de la justice burkinabè ont pris fin le 28 mars 2015, par la signature d’un « Pacte national pour le renouveau de la justice ». Ce texte de 114 articles, signé par les autorités de l’époque avait balisé le terrain quant à la problématique de l’indépendance de la justice. Revisitons ensemble les articles y relatif.

 

Section 2 : Contenu de l’indépendance du magistrat

Article 5 : Le magistrat doit s’abstenir d’entretenir toute relation inappropriée avec le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et les justiciables et se défendre contre toute influence de leur part. Il devra également apparaître aux yeux d’un observateur raisonnable comme respectant ces principes.

Article 6 : Il appartient aux autres pouvoirs publics de donner au pouvoir judiciaire les moyens nécessaires à son action. Et le pouvoir judiciaire doit pouvoir participer ou pouvoir être entendu en ce qui concerne les décisions relatives aux moyens matériels. Le traitement accordé au pouvoir judiciaire doit permettre aux détenteurs de ce pouvoir d’être au même niveau de considération que les détenteurs du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Cette considération est tributaire notamment du rang protocolaire, des avantages et droits accordés aux détenteurs du pouvoir judiciaire en tant que hautes autorités. Les textes y relatifs doivent être relus pour prendre en compte ces principes.

Article 7 : Le législateur doit veiller à ce que l’exécutif mette en œuvre les règles relatives à l’indépendance de la magistrature fixées par la loi, notamment par le biais du contrôle parlementaire.

Article 8 : Le justiciable et les groupes de pression doivent s’abstenir de toute influence ou pression sur les magistrats dans le traitement des dossiers.

Article 9 : Dans le traitement de ses dossiers et des décisions qu’il prend, le magistrat doit être indépendant vis-à-vis de ses collègues magistrats.

Lorsqu’un magistrat est concerné directement ou indirectement par une procédure devant les juridictions, les magistrats chargés d’en connaître sont tenus de statuer en toute indépendance sans esprit de corporatisme.

Article 10 : La solidarité gouvernementale ne peut constituer un motif valable pour que le Ministre en charge de la justice influence le cours d’une procédure. En tout état de cause, celui-ci ne peut en aucun cas porter atteinte à l’indépendance de la magistrature. Les autres membres du gouvernement doivent s’abstenir d’influencer le ministre en charge de la justice de quelque manière qui puisse porter atteinte à l’indépendance de la magistrature. Les autres membres du Gouvernement doivent s’abstenir de tout comportement de nature à porter atteinte à l’indépendance de la magistrature.

Article 11 : Les magistrats du parquet ne doivent en aucun cas subir des pressions ou des influences de leur hiérarchie dans le cadre du traitement des dossiers dont ils ont la charge.

 

Section 3 : Garanties de l’indépendance

Article 12 : La gestion de la carrière des magistrats doit être confiée au CSM.

Article 13 : L’enclenchement de la procédure disciplinaire doit appartenir à l’inspection technique des services, aux Chefs de Cours et à toute personne victime d’un préjudice lié à la violation des règles professionnelles par un magistrat. Le ministre de la Justice, saisi de faits constitutifs de faute disciplinaire contre un magistrat est tenu d’enclencher la procédure disciplinaire.

Article 14 : La loi relative au CSM doit prévoir des critères objectifs de notation des magistrats. Il doit en être de même pour les autres acteurs judiciaires, par les textes les régissant.

 

Article 15 : Le législateur doit prévoir expressément dans le statut de la magistrature que les règles relatives à la sécurité des magistrats doivent être fixées par voie réglementaire. 6 La sécurité du personnel, des juridictions et des établissements pénitentiaires doit également être renforcée.

 

Article 16 : Les magistrats doivent respecter scrupuleusement leur serment. Ils éviteront toute inconvenance réelle ou apparente dans l’exercice de leur profession.

Article 17 : La violation de son serment par le magistrat doit donner lieu à des sanctions disciplinaires et/ou pénales

Article 18 : Le magistrat n’utilisera, ni ne permettra d’utiliser le prestige de sa fonction pour favoriser ses intérêts personnels, ceux d’un membre de sa famille ou d’une quelconque autre personne et ne donnera, ni ne permettra à d’autres de donner l’impression qu’une quelconque personne est dans une position spéciale inappropriée lui permettant de l’influencer dans l’exercice de ses fonctions.

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