Pr Jacques Nanéma, philosophe burkinabè: “Il ne suffit pas de partir (loin, ailleurs) pour réussir, il ne suffit pas de partir pour revenir meilleur”

Ceci est une tribune du Pr Jacques Nanéma, enseignant-chercheur à l’Université Joseph Ki-Zerbo. Aujourd’hui comme hier, l’homme n’a pas failli à sa réputation. Une réflexion de haut vol que vous aurez tort de ne pas lire jusqu’au bout. 
ICI ou AILLEURS : la voix des sirènes !
Nous y voilà ! C’est la rentrée scolaire, universitaire, académique … et chacun se soucie de ce qu’il va devenir, de ce qu’il va pouvoir s’offrir ou se faire offrir en matière de formation. Chacun rêve de formation de qualité pour espérer changer ses conditions de vie (améliorer sa situation personnelle, celle de sa famille) et contribuer autant que faire se peut au changement positif des conditions générales d’existence dans son environnement plus ou moins immédiat (souci appréciable d’un bien commun, d’une cause sociale, communautaire).
C’est un bon signe de santé mentale et sociale que des élèves, étudiants et même des professionnels déjà bien insérés dans le tissu économique de leur pays cherchent ce qu’il y a de mieux et ce qui pourrait leur apporter plus de compétence, plus de performance, plus de dignité aussi dans un monde qui exige de plus en plus, beaucoup de chacun dans un contexte de compétition féroce et quelquefois même insensée, au regard des orgies d’énergies et de ressources qui sont déployées …sans que les buts poursuivis par les uns et les autres en soient toujours à la hauteur. Une société où on ne rêve plus du meilleur est une société au mieux conformiste, au pire médiocre et décadente qui n’a déjà plus d’avenir. Porter le souci de l’excellence est une qualité aussi bien chez les jeunes que chez les plus âgés qui luttent chaque jour pour que demain ne répète pas la tragédie existentielle dans laquelle nous pataugeons depuis fort longtemps.
L’exigence d’excellence est un devoir,un impératif chez nous, pas seulement pour les politiques, mais pour chaque citoyen qui se veut responsable et acteur de sa propre histoire, de l’histoire de son pays. Trop longtemps, on a fait l’économie de cette exigence et l’on comprend aisément pourquoi la médiocrité s’est lourdement installée chez nous comme une seconde nature… Contre ce désordre établi, il faut rappeler la formule sacrée de Caton dans la Rome antique qui disait avec insistance : “Cartago delenda est” (il faut détruire Carthage, avant qu’il ne soit trop tard …)!
Cependant, il faut apprendre à se méfier de la voix des sirènes de l’ailleurs qui se font mélodieusement entendre et laissent croire que le meilleur serait toujours ailleurs plutôt qu’ici, ailleurs plutôt que chez nous, chez soi, ailleurs plutôt qu’en Afrique, ailleurs plutôt qu’au Burkina Faso. Il est de coutume dans les sociétés castrées (colonisées si on préfère ce terme) comme les nôtres qui ont été vidées de leur substance propre et sont condamnées depuis lors à attendre leur rédemption d’un messie, venant d’ailleurs (notre père qui es aux cieux, notre père qui es en Europe, en Occident, au Nord !) de ne pas apprécier ce qui relève de chez nous ou même de considérer qu’il n’y aurait absolument rien de bon chez nous. C’est la chanson bien connue de l’afro-pessimisme qui signifie que les Africains se regardent eux-mêmes avec les yeux désespérés du colonisateur convaincu par idéologie que rien de bon ne pourrait sortir de Galilée (cf. Le nouveau testament dont j’ai perdu le réflexe des versets). Loin de moi l’idée de considérer l’Afrique comme un paradis, bien au contraire, je ne peux objectivement pas me complaire dans une telle vision idyllique, n’étant pas féru des utopies. Loin de moi également l’idée que l’Afrique serait un enfer à fuir à toutes jambes qui fait que beaucoup de désespérés s’exposent inlassablement au suicide marin dans la méditerranée pour aller en quête d’un eldorado toujours hypothétique et phantasmatique, malgré tous les périls qu’ils encourent en s’appuyant sur les béquilles et les énergies de leur désespoir (la vraie vie est ailleurs, selon A. Rimbaud et l’herbe semble toujours plus verte de l’autre côté selon Madame Bovary).
L’Afrique n’est pas une terre maudite
Permettez-moi de rappeler à nos jeunes frères et soeurs qui persistent à penser que l’Afrique serait (toujours et encore) une terre maudite, une terre désolée sur laquelle rien de bon ne pousse, qu’en plus de l’exigence d’excellence et du souci de réussir sa vie mieux que ses parents, ils doivent aussi se vêtir de l’exigence de lucidité. Exigence de lucidité vis à vis de ce qu’est et de ce que peut l’Occident aujourd’hui dans un monde désormais multipolaire (en termes d’offres de formation, on ne réussit pas plus du simple de vivre et de se former au Nord, on réussit parce qu’on s’engage personnellement à braver des conditions toujours précaires, nécessaires mais pas toujours suffisantes, pour tutoyer les sommets), mais aussi exigence de lucidité vis à vis de l’Afrique qui, malgré des handicaps notables (mutilations coloniales, néocoloniales infligées mais aussi incohérences et inconséquences propres), sait encore tirer d’elle-même et attirer à elle de meilleures conditions de sa propre émancipation. Sans jamais nous enfermer dans une quelconque suffisance vaniteuse et inféconde, il est temps pour nous de combattre le fleurissement persistant des complexes d’infériorité qui nous ont été inculqués (cf. Aimé Césaire qui parle de millions de gens à qui on a savamment inculqué le larbinisme, le complexe d’infériorité …). Contre la surenchère des complexes d’infériorité qui pousse beaucoup d’africains à s’exiler loin de leur famille et de leur pays en quête du savoir le plus performant et crédible aujourd’hui, beaucoup d’initiatives sont prises et conduites en Afrique en général et au Burkina Faso en particulier. Pour ceux qui ne le savent pas encore, conscients du coût inestimable des déplacements hasardeux et risqués d’étudiants africains sur des terres lointaines, inconnues en quête du savoir et des compétences qui vont avec, nous avons, dans le cadre d’une vision mûrie par des années d’expérience en matière de partenariats stratégiques Sud-Nord et Sud-Sud (2005-2008), inventé Agrinovia (Agriculture, innovation, Afrique), une filière de formation internationale et pluridisciplinaire dans l’accompagnement, le renforcement et la capitalisation/valorisation des processus d’innovation en développement (rural) portés par des acteurs endogènes assez réflexifs et intelligents pour ne pas se couper des apports de plusieurs familles d’acteurs externes (penser global et agir local). Malgré les difficultés à ne pas négliger, cette filière déplace à Ouaga depuis 2009 (expérience pilote de formation conduite de septembre à décembre 2009) avec des compétences avérées et reconnues du Sud et du Nord, universitaires et professionnelles, pour former en binômes pédagogiques dynamiques, des étudiants du sud et du nord avec en prime la proximité du terrain sur lequel les formés devront agir…Il ne faut jamais perdre de vue que la proximité du terrain pour des gens en formation est très précieuse ; se couper du terrain pour se former dans d’autres contextes reste un pis-aller, le meilleur étant de garder autant que faire se peut le lien dynamique entre conceptualisation théorique et expérimentation pratique.
Notre programme ne vise pas à empêcher la libre circulation des jeunes dans le monde, patrimoine commun dans lequel toute personne devrait être autorisée à circuler en toute liberté pour se cultiver, s’humaniser, mais nous avons la faiblesse de penser qu’avant toute précipitation dans l’aventurisme, il faut savoir réfléchir, être lucide, peser les avantages, les inconvénients, évaluer et minimiser les risques et périls à encourir.
Au lieu d’aller à l’aventure en Europe, avec tous les frais et les risques (les dépressions en faisant partie), étudiants africains, soyez plus audacieux chez vous : exigez de vous-même le meilleur (pas de complaisance dans le bricolage), exigez le meilleur chez vous (pas de compromis avec la médiocrité) en consentant à investir ici chez vous, les ressources (publiques et privées) nécessaires pour bien vous former et vous rendre capables de transformer votre environnement à la lumière de vos ambitions légitimes (puisque vous êtes en droit de vous considérer comme une génération qui ne veut pas souffrir le martyre souffert par vos ancêtres ou vos aînés).
Etudiants africains, partir, ce n’est jamais la solution ….C’est même souvent de la capitulation qui ne dit pas son nom, capitulation pour et par laquelle on demande à ses parents ou à son pays, de sacrifier de manière quelquefois déraisonnable des ressources durement acquises (combien les familles investissent dans des voyages et des séjours peu féconds, peu productifs de leurs rejetons qui ne mesurent pas toujours l’ampleur des sacrifices consentis ?).
Faut-il vous le rappeler ? Le professeur Frédéric Ouattara a réalisé un haut-fait pour le Burkina Faso à l’Université Norbert Zongo de Koudougou. Et il n’y a pas que lui, des perles précieuses réinventent chaque jour l’Afrique au grand dam des afro-pessimistes et autres eurocentristes. Le vieux monde fait de cloisons et de distances infranchissables est mort, le monde n’est plus ailleurs, plus que jamais, il est hic et nunc, du fait d’une globalisation qui a réduit les distances et a tout rapproché… Et puis, vous devez le savoir : l’essentiel n’est pas le voyage, le déplacement physique, mais l’engagement personnel et collectif à rompre avec la médiocrité où que l’on se trouve. Autrement dit, le départ n’est pas forcément synonyme d’une promesse de retour efficient et vertueux pour la terre natale qu’on quitte (chacun connaît l’histoire de l’enfant prodigue dont il est question dans le Nouveau testament).
La formation n’est pas un spectacle
Il ne suffit pas de partir (loin, ailleurs) pour réussir, il ne suffit pas de partir pour revenir meilleur (ce serait trop beau, s’il y avait des pays où le succès étaient automatique, magique). Ayant connu le voyage pour les études dans les années 1987, je puis, à défaut de vous donner des leçons, vous prodiguer quelques conseils. Je connais des gens qui sont allés étudier ailleurs (au Nord, en Europe, en Amérique) mais qui n’osent plus revenir ici, non parce qu’ils auraient réussi là-bas (très peu des nôtres réussissent, très peu réussissent à s’insérer durablement dans des conditions décentes), mais parce que leurs échecs là-bas leur font tellement honte qu’ils préfèrent se tenir loin de chez eux, qu’ils préfèrent mourir loin de la honte devant ceux qu’ils ont quittés en pensant trouver mieux ailleurs, en pensant devenirs meilleurs. Les voyages n’enrichissent pas seulement ceux qui en ont les moyens, ils n’enrichissent vraiment que ceux qui sont décidés et déterminés à réussir contre vents et marées, où qu’ils se trouvent. On peut donc en conclure que peu importe le lieu de ta formation, les conditions matérielles, logistiques, infrastructurelles ne valent que si d’autres conditions plus personnelles (force morale, psychologiques, intellectuelle) les soutiennent, les valorisent, les exploitent. Le succès n’est jamais la seule affaire des conditions matérielles, il repose même et plutôt sur la capacité des personnes à braver les intempéries et la modicité des conditions matérielles, car les difficultés peuvent être un facteur de découragement, mais elles sont aussi le leitmotiv du succès ; c’est en s’affrontant à des adversités / adversaires dignes de ce nom que l’on grandit, que l’on se renforce, que l’on “s’héroise”. Ici ou ailleurs, le succès sera toujours non un fruit mûr ramassé par terre, mais l’objet d’une haute lutte pour soi-même et pour sa communauté. Il faut distinguer entre conditions nécessaires et suffisantes. Ici comme ailleurs, il n’y a pas de miracle, pas de magie … même dans un palais doré, nul ne peut se former, se cultiver par procuration … Comme Aimé Césaire le disait à propos de la vie, la formation n’est pas un spectacle !
Burkinabé, encore un effort !
Pr Jacques Nanéma, enseignant-chercheur à l’Université Joseph Ki-Zerbo

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