Avant l’assassinat du président Sankara, ils ont tenté l’accuser de folie

Daniel Tranchant

Il y a quelques années, Daniel Tranchant publiait « Sankara, 15 octobre 1987 Les fauves l’ont dévoré ». Un récit autobiographique de son séjour au Burkina dans lequel ce médecin français raconte sa relation avec Sankara et les pressions qu’il a subi, quelques jours avant l’assassinat du PF, pour le déclarer atteint d’une maladie mentale. Un souvenir que le médecin replace dans le contexte d’une époque troublée, sans toutefois y voir une manœuvre maléfique à l’encontre de Sankara, mais “deux tentatives pour l’exclure du pouvoir, de façon non violente ». Une interview à lire et à relire pour se replonger dans le contexte de l’assassinat du Président Sankara. 

Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Thomas Sankara ?

Je dirigeais un service de médecine dans l’hôpital Yalgado Ouédraogo à Ouagadougou, le service des indigents et j’avais aussi une consultation pour les « patients tout venant ». Très rapidement, comme c’est toujours le cas dans ces missions en Afrique, j’ai eu dans ma clientèle de consultations des membres du gouvernement ou leurs familles et notamment des membres de la famille Sankara, son papa, sa maman, des frères, des sœurs et puis des ministres, des familles de ministre etc. J’étais très près de ce milieu-là sur le plan de mon travail. Et puis, il y a eu un problème de santé important pour l’un des membres de la famille Sankara et Thomas Sankara a demandé à me voir. C’est comme ça que je l’ai rencontré la première fois. Il s’agissait de parler, à la fois de ce qui n’allait pas dans l’hôpital, de la politique de santé publique mise en place au Burkina en général et de l’état de santé de certains des membres de sa famille, dont celui-là qui avait des problèmes. 

Comment s’est organisée la rencontre ? 

La première fois que j’y suis allé, son cabinet m’a appelé et m’a envoyé une voiture pour me précéder et puis les fois suivantes, un simple coup de téléphone me demandait de passer à la présidence après la fermeture de ma consultation. 

En quelles années ont eu lieu ces rencontres ? 

C’était à la fin de l’année 86 et durant toute l’année 87, jusqu’au 15 octobre…

Les problèmes de santé concernaient son père ? 

Notamment oui…

Lequel a vécu longtemps…

Oui. Après l’assassinant de son fils, il est allé plusieurs fois à Lourdes en pèlerinage d’où il m’appelait. C’est comme ça que j’ai gardé le contact. 

Mais son état de santé à l’époque était préoccupant et nécessitait un transfert en France ? 

Oui. J’avais monté un dossier d’évacuation sanitaire. J’étais membre de la commission nationale qui proposait au ministère l’évacuation des ressortissants burkinabè pour les faire soigner ou opérer en France. A l’époque il n’y avait que ce moyen. J’ai donc envoyé un dossier au ministère, signé par tous les membres de la commission. Il a été envoyé à la ministre de la santé de l’époque, Azara Bamba. Et puis, je ne recevais pas de réponse à cette demande et mon malade n’allait pas vraiment bien. Et puis Thomas Sankara m’a demandé de passer et m’a expliqué qu’il ne souhaitait pas que son père soit soigné différemment qu’un burkinabè du peuple et qu’il n’était pas question de l’envoyer pour des soins à l’extérieur. Il pensait également que ces opposants saisiraient cette occasion pour dire qu’il s’agissait d’une corruption ou d’un traitement préférentiel. Il m’a expliqué cela exactement et malgré mes insistances, lorsque l’on s’est quittés, il m’a dit : « ma décision est rendue, je refuse, pas de favoritisme pour le père du président. » Je lui ai dit que ce n’était pas du favoritisme et que cet état de santé justifiait la mesure, d’autant que son père était un ancien sous officier de l’armée française et qu’il avait le droit, de toute façon, s’il en avait besoin, à être hospitalisé en France. Et Thomas Sankara n’a pas voulu. On peut penser tout ce qu’on veut mais c’est en tout cas une preuve de son esprit d’égalité, dans le sens de toutes les lois et règlements anti-corruption qu’il avait édicté pour les cadres de son pays et les fonctionnaires notamment. Il montrait l’exemple. Sur le plan humain on pouvait le regretter, même si son papa n’en est pas mort et qu’il a été soigné différemment. Mais j’avais trouvé que c’était assez remarquable quand même, que l’on puisse être suffisamment pur par rapport à toutes les tentations. D’autres, par contre, ont pensé que c’était quelque chose de psychologiquement anormal. 

Vous racontez dans votre livre ces réactions différentes et les déboires qui en ont découlé…

Suite à cela, des tentatives de décrédibilisation du président se sont organisées. Il y en avait déjà eu beaucoup, mais là, elles étaient beaucoup plus précises. 

De qui venait cette intention de donner une autre version des faits ?

D’une part, un médecin de mon équipe a reçu la visite d’une personne qui n’était pas de nationalité burkinabè, qui demandait si on ne devait pas conclure à la présence de problèmes psychologiques chez le Président. Mon collègue ayant éludé la question, la conversation en était restée là. 

Est-ce que cette personne était un médecin ?

C’était une personnalité politique non burkinabè qui lors d’un voyage au Burkina, pour je ne sais quelle raison, a abordé cette question.

Une personnalité française ?

Une personnalité non burkinabé, je n’en dirais pas plus. En ce qui me concerne, j’étais dans mon service une quinzaine de jours après mon entrevue avec Thomas Sankara. J’ai vu débarquer dans mon bureau trois militaires en armes. Ma secrétaire était complètement terrorisée et les gars m’ont dit : « On vous emmène au stade du 4 août, le ministre des sports veut vous voir ». Alors je suis parti en voiture très inquiet…

C’est le ministre des sports qui voulait vous voir ?

Oui il voulait me voir. C’était l’ancien ministre de la santé. Donc je suis parti, encadré par mes militaires en armes, dans cette ambiance de l’époque qui était terrible puisqu’il y avait une tension extraordinaire entre les membres du gouvernement. Dans la ville, la tension était également extrême, dans l’hôpital, la tension était vive également : tout le monde était inquiet de savoir ce qui allait se passer. Tout le monde savait qu’il y avait deux clans à la présidence, au CNR et qu’on risquait d’en venir aux mains. Donc dans cette ambiance là, me retrouver dans une voiture entre deux militaires en armes, je me demandais bien ce qui allait se passer. Et quand je suis arrivé là-bas, je me suis retrouvé face au ministre des sports qui m’a demandé de signer un certificat déclarant que la santé mentale du président était atteinte. J’ai refusé et j’ai eu de longues secondes d’angoisse en me demandant comment j’allais me sortir de ce pétrin et si j’allais m’en sortir…

Comment en êtes-vous sorti ?

Je savais que le ministre des sports était un ancien élève d’une école française. A cette époque là, dans les cadres de santé du Burkina, il y avait beaucoup d’anciens médecins militaires burkinabè qui avaient été formés dans les écoles françaises, à Santé navale par exemple et donc cette personne qui étaient passée par ces écoles ne m’étaient pas inconnue. Je connaissais son parcours à l’Ecole de Santé navale et j’étais un ancien élève à l’Ecole de santé militaire de Lyon, donc on avait été formés à la même école. Ne sachant que dire ni que faire, j’ai ressorti ce genre d’arguments militaires, en disant : « Ecoutez, je suis plus gradé que vous, je suis plus vieux que vous, ce genre de discours, je préfère ne plus en entendre parler, allez vous faire voir avec ça… » je ne l’ai pas dit comme ça, mais c’était ce même genre d’arguments. J’ai remis sa lettre sur son bureau et je me demandais bien ce qui allait se passer. Il m’a dit : « partez !». Je suis parti peu rassuré, avec les trois militaires dans le dos. Finalement je suis rentré dans mon hôpital et il ne s’est rien passé. Il y a eu au moins deux tentatives, une burkinabè et une non burkinabè pour tenter de faire croire au peuple que le président n’était pas mentalement en état de continuer ses fonctions. Ce qui aurait pu permettre de sortir Sankara sans violences. Je me suis toujours demandé qui était derrière tout ça. Je n’ai pas de réponse. J’apporte quelques réponses dans le bouquin. Il y a eu quand même deux tentatives de le sortir du pouvoir sans violences. Ça peut être des ennemis, mais ça peut aussi être des amis. Un clan ami qui a voulu le sauver car inévitablement on se dirigeait vers une confrontation violente. C’est possible que le ministre des sports, qui était un révolutionnaire proche de Sankara, ait voulu lui sauver la peau. Je ne sais si c’est vrai. Mais en tout cas il y a eu deux tentatives pour l’exclure du pouvoir, de façon non violente.

L’assassinat a eu lieu combien de temps après ? 

Entre ma dernière visite à Sankara à propos de son père, la discussion avec le ministre de sports et l’assassinat, cela se passe dans un intervalle que j’ai pu reconstituer grâce à mes congés et mes voyages dans les trois dernières semaines. Disons entre le 20 septembre et le 10 octobre 

Une procédure est en cours pour assassinat depuis 20 ans. Pourquoi publier ce livre maintenant ? 

Pourquoi ai-je attendu si longtemps pour publier ces informations ?  J’ai été affecté au Tchad, en plein guerre civile, puis j’ai fait de la médecine civile, ensuite j’ai travaillé en Chine, puis j’ai passé quatre ans au Yemen, dans un pays déjà en proie au terrorisme d’Al Qaeda, puis encore au Tchad, ensuite au Cambodge. J’ai eu une vie professionnelle dans tellement de situations difficiles… Il y a seulement un an et demi que je n’ai plus d’activités professionnelles prenantes et j’ai pu m’asseoir, prendre un crayon et commencer à réfléchir à des questions qui me trottaient dans la tête depuis des années et qui n’étaient pas résolue dans mon esprit. 

Votre témoignage peut aujourd’hui contribuer à faire la lumière sur les circonstances de l’assassinat de Sankara ? 

On s’aperçoit aujourd’hui que les personnes que j’évoque n’ont tiré aucun bénéfice de ces tentatives, qu’elles n’ont pas non plus été exécutées.  Je pense que ces personnes pensaient que des choses terribles allaient survenir, qu’elles étaient en relation amicales avec Thomas Sankara et qu’elles ont finalement voulu sauver sa peau. C’est la seule solution que je puisse imaginer. C’est en tout cas, pour moi, la position de l’ancien ministre des sports et c’est pour cela que je ne lui en veux pas du tout. En revanche, pour ceux qui sont venus au contact de l’autre médecin pour des informations, il s’agissait sans doute de quelque chose de différent. Mais je n’en sais pas plus. Cette histoire pouvait être un levier d’action pour différents types d’initiatives. 

Bendré

 

 

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